Qu'est-ce qu'un "conseiller discours" ?
Benjamin Djiane, "plume" de Manuel Valls pendant cinq années, et associé fondateur de l’agence BrainTrust, décortique le métier de "conseiller discours".
- Comment devient-on « conseiller discours » d’un élu, ce que l’on appelle aussi une « plume » ?
Benjamin Djiane : Pour devenir "plume", il faut déjà avoir envie de le devenir ! Puis, faire des rencontres, avoir un réseau militant, un environnement de confiance, des liens politiques que vous avez établi au fil du temps. A un moment, on vous identifie comme la bonne personne pour accomplir cette mission. Dans mon cas, c'est le directeur de la communication de Manuel Valls qui m'a recruté, car j'étais déjà la plume d'un député depuis cinq ans.
- Ce travail demande une "alchimie" assez particulière avec le politique. Passer d'un élu à un autre est-il compliqué ?
Ce n'est pas facile, et on ne peut pas être la plume de 150 personnes. Selon moi, il faut une proximité d'idées avec la personne pour laquelle vous écrivez. Il vaut mieux être dans la cohérence intellectuelle. Le passage se fait avec de personnes qui vous sont proches.
- Comment décririez-vous les échanges d’un “conseiller discours” avec le/la politique qu’il accompagne ?
Il n'y a pas de schéma classique, cela dépend de l'élu ou du ministre et de sa personnalité : certains sont très à l'aise avec l'exercice écrit ou oral, et ont besoin de recherches documentaires, de mise en forme, de stimulation intellectuelle. D'autres ont besoin d'être accompagnés sur l'exercice, sont plus dans l'intuition que dans la formalisation d'une pensée complexe. La "plume" doit s'adapter. Il faut casser l’image d'Epinal consistant à dire que la plume arrive avec le discours ficelé, le pose sur le bureau, et l'autorité le récite… comme lorsqu’Henri Guaino essaye de vous faire croire que Sarkozy était la marionnette de sa pensée. Le texte se construit dans un échange régulier avec la personne pour laquelle vous écrivez, et il/elle sera le rédacteur de sa pensée, devra assumer son propos. La plume s'efface de fait. Mais elle doit avoir la capacité de condenser l'information, de faire un tri, de hiérarchiser... C'est là que la confiance et la proximité ont leur importance, car vous êtes amené à décider en partie de ce que va être le discours.
- Il y a souvent la volonté d'introduire des citations, de faire référence à de grands écrivains, n'est-ce pas un peu dépassé ?
C'est moins à la mode, une citation pour une citation a peu d'intérêt si c'est simplement pour faire croire que l'on a lu beaucoup de livres. On va chercher une citation parce que l'on estime qu'on ne peut pas faire mieux. Voilà l'usage justifié de la citation. Elle a aussi un intérêt de filiation, pour convoquer la pensée d'une personne dans la lignée de laquelle vous vous inscrivez. Je ne commencerai jamais un discours par une citation, cela aurait un côté scolaire, académique. Mais une citation qui sert votre démonstration, pourquoi pas.
- On voit se multiplier des modèles de discours, souvent pour un public d'élus locaux, cet outil vous semble-t-il pertinent ?
Je crois que tout ce qui va dans le sens de la normalisation de cette fonction va dans le bon sens. Dans le monde anglo-saxon, la personnalité du "speechwriter" est institutionnalisée. En France, on savait qu'il y a des plumes, c'était le cas pour les grands hommes politiques, mais on le cachait pour les autres. C'est à la fois une marque de puissance pour les grands, une forme de consécration ; mais quand vous êtes un élu local, vous ne dîtes pas trop que vous avez une plume, car cela peut être perçu comme une faiblesse, un aveu : "je suis incapable d'écrire mes propres discours". Donc tout ce qui permet d'expliquer qu'écrire un discours est une technique, pas facile, qui s'apprend, va à mon sens dans une bonne direction. Que élus de petites collectivités, qui n'ont pas les moyens de s'offrir les services d'une plume et essaient de s'auto-former, me parait donc plutôt bien. Il n'y a pas de mal à accompagner des élus dans leur prise de parole politique. Il y a le risque de faire des "discours Ikéa", qui se ressemblent, mais chacun peut apporter une touche personnelle. Il est vertueux de donner des bases à des élus, et leur permettre d'adapter, plutôt que les laisser tous seuls.
- Un profil de plume est-il obligatoirement un profil littéraire ?
Non, j'en suis la démonstration parfaite : je suis diplômé d'une école de commerce, puis de sciences-po, chef de produit de salades en sachet, j'ai été responsable de la communication corporate d'un groupe agro-alimentaire, je ne crois pas qu'il y ait une formation type. Il faut une appétence pour l'écriture, mais on a tout à gagner à diversifier les profils pour que les discours soient différents.
- Prépare-t-on un discours en fonction de ce qui va être repris sur les réseaux sociaux ?
C'est un ensemble : il faut intégrer le mix média de traitement. Le discours a vocation a vocation à vivre sur différents supports. Il y a des parties que vous allez être amené à diffuser sur les réseaux sociaux, il faut l'intégrer dans la rédaction de votre discours. Il faut des passages utilisables sur les réseaux sociaux. D'autres doivent être facilement utilisables en traitement médiatique, avec de la formule, offrir des punchlines, des condensés de votre démonstration, pour être adapté au rythme médiatique. La meilleure méthode pour que votre pensée ne soit pas trahie est de faire vous-même cet effort de condensation. Et un discours s'adresse aussi à une audience, venue assister à un propos structuré et complet. Il ne s'agit donc pas de monter sur scène balancer trois punchlines et de dire au revoir ! Il faut intégrer tous ces canaux de réception dans votre discours. Sans oublier que le discours est un exercice oral, prononcé, mais qui aura vocation à devenir un texte publié.
- Et si l'élu diverge du discours écrit ?
Si l'élu diverge, je considère cela comme un hommage rendu à mon travail plutôt qu'une sanction. Quand l'élu se sent tellement à l'aise et peut prendre appui pour s'envoler, partir sur autre chose, cela veut dire qu'il est très à l'aise avec votre discours. Vous l'avez aidé à s'approprier le sujet. Il aura matière à atterrir sans difficulté sur mon texte.
Un texte lu in extenso, anôné, prouve plutôt que l'élu est assez mal à l'aise avec le texte.
- La Guilde des Plumes, dont vous êtes l’un des fondateurs, est-elle une tentative de structurer le milieu des conseillers discours ?
L’initiative est partie d'un constat en 2017, avec quelques "plumes" que je connaissais. Ce métier n'est pas bien connu, et se fait généralement en solitaire. On s'est dit "créons une forme de syndicat professionnel", comme c'est le cas dans d'autres métiers. Cela permet de se retrouver, de partager nos expériences et nos souffrances. Surtout nos souffrances au début : c'est un métier qui est dur, où l'on est souvent à écrire seul, et c'est une expérience généralement peu partagée. Il n'y a pas de formation académique, vous apprenez dans votre coin, et il n'y avait jusque récemment pas de théorisation professionnelle. La Guilde a eu un écho rapide et permet le partage d'expérience.
- La rémunération est-elle un sujet entre vous ?
Oui, et je suis de ceux qui pensent que c'est un métier à très haute valeur ajoutée. J'en ai fait le coeur de mon offre commerciale (avec l'agence Braintrust), qui accompagne les décideurs publics et privés dans leurs prises de parole. Accompagner quelqu'un dans la structuration de ses idées, dans la formalisation et la projection d'idées est très important. Je ne pense donc pas que "plume" soit un métier secondaire, qui est souvent vécu comme assez précaire. L'élaboration d'une politique publique restera lettre morte si elle est incapable de s'expliquer, de chercher l'adhésion. La plume a un rôle déterminant dans le passage à l'acte, dans la mise en oeuvre de la politique.
Propos recueillis par Fabrice Pozzoli-Montenay
La Guilde des Plumes : https://www.laguildedesplumes.com