Philippe Moreau Chevrolet : "Il y a beaucoup de résistance culturelle de la part des décideurs à la logique de la démocratie participative"
Les outils de concertation se multiplient en France, au niveau national comme local. Mais est-ce réellement un progrès démocratique ? Échanges sans langue de bois avec Philippe Moreau Chevrolet, conseil auprès des dirigeants et fondateur de l’agence MCBG Conseil.
-Consultations, conventions citoyennes, budgets et financements participatifs, co-construction de projets de loi : ces concertations se multiplient dans l’espace politique. Pourquoi un tel engouement ?
Les mots « démocratie participative » sont devenus courants en communication politique depuis 2017, au plan national et local. Un fossé s'est creusé entre les citoyens et les politiques. Les politiques essaient de le combler, en promettant aux citoyens de les associer davantage à la prise de décision. Au fond, c’est une tentative de contourner la crise actuelle de la représentation, en introduisant une dose de démocratie directe. Comme on essaie d'introduire de la proportionnelle au Parlement, et pour les mêmes raisons. Le modèle de la Vème République est en crise, avec sa verticalité, ses habitudes monarchiques, sa concentration des pouvoirs à Paris, son jacobinisme persistant. Donc on bricole, on répare comme on peut… en espérant que ça tienne. La vraie démocratie participative est possible. On sait la faire, notamment via le digital. Mais assez peu d'élus passent réellement le cap. On voit beaucoup de « consultations-prétexte », où on laisse les citoyens parler, sans les écouter vraiment ni les associer à la décision. Cela revient à mettre une rustine sur un pneu crevé, plutôt que de mettre des pneus neufs.
- La "convention citoyenne sur la fin de vie", par exemple, serait une rustine ?
On verra ! Elle peut être beaucoup de choses: une démarche sincère comme une voie de garage pour des projets dont on ne veut pas, ou une façon de se défausser du poids ou de l’impopularité d’une décision. Les politiques se déresponsabilisent énormément en ce moment. Si on regarde le traitement de la Covid ou de la crise énergétique, on a au fond le même schéma : c’est à vous, citoyens, de faire le job. Nous on s’en lave les mains. Ou en tous cas… on ne sera pas responsables si les choses tournent mal. On n’a pas encore étudié les effets profonds de cette déresponsabilisation permanente des élites politiques dans notre pays.
Le jugement est dur pour des procédés qui ont pour but de rapprocher les citoyens de la décision politique. On voit d’ailleurs les postes de “chargé de la concertation citoyenne” se multiplier dans les collectivités.
Oui, au plan local absolument, et les directions de la participation également. C’est un mouvement de fond. La frustration vient de ce que ces procédures sont, très souvent, homéopathiques.
On attend des citoyens qu'ils apportent un élément de la décision finale : on a parfois l'impression que la décision a déjà été faite, que l’on fait une consultation un peu "témoignage", pour montrer que l'on est soucieux de donner une base populaire à la décision. Mais c'est plus un habillage marketing, ou une démarche de communication, qu'une démarche politique.
On écoute mais on n’associe pas réellement le citoyen à la prise de décision. En France, les élites politiques ont une longue histoire de méfiance vis-à-vis du peuple.
-Certaines équipes politiques ne sont pas favorables à ces consultations car ils considèrent que l'élu(e) a été choisi démocratiquement, et que de telles consultations dépouillent l'élu de son pouvoir, et peuvent offrir un champ libre à l'opposition politique.
Le poète allemand Holderlin disait: « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». Il y a beaucoup de résistance culturelle de la part des décideurs à la logique de la démocratie participative, car il y voient une remise en cause de la logique représentative, ce qui est vrai dans une certaine mesure. Mais elle ne se limite pas à ça. La perception du peuple est souvent négative, y compris à gauche. Alors qu’elle ne devrait surtout pas l’être.
-Un maire, son équipe, représentent des élites ? Ils sont pourtant en prise quotidienne avec le terrain.
Dans les petites et moyennes villes, je ne crois pas qu'il y ait de résistance culturelle forte à la démocratie participative. Les élus connaissent leur terrain. Ils n'ont pas peur de leur population. Après, un nombre croissant d'élus, nationaux mais aussi locaux, font face à des violences, physiques ou verbales, et à un rapport qui s’est dégradé: en campagne, venant de nulle part, on peut être extrêmement populaire. Une fois installé aux responsabilités, on devient une élite à qui l’on a le droit de tout reprocher. On devient une cible. C’est dur à vivre et cela entretient une défiance réciproque. La démocratie participative cherche précisément à combler ce fossé qui se creuse entre les élus et la population. C’est une tentative de réparation du lien démocratique. Si c'est bien fait, cela renforce la démocratie représentative, lui permettant d'être plus efficace. Ceux qui redoutent qu'on introduise le loup dans la bergerie, parce que d'ici quelque temps, les gens ne voudront plus de députés, de maires, d'élus, et voudront faire le travail eux-mêmes, se trompent, à mon avis.
“La démocratie participative cherche à combler ce fossé qui se creuse entre les élus et la population, c'est une tentative de réparation du lien démocratique.”
Un bon exemple a été la loi sur le numérique d'Axelle Lemaire en 2015 : la ministre a présenté le projet de loi qui allait être soumis au Parlement, il a été débattu en ligne avec une modération, les internautes ont soumis leurs propres amendements, il y a eu environ 80 modifications du texte suite à la consultation, et cela a abouti à porter un projet de loi qui avait été co-construit, mais voté par le Parlement. On n'a pas remis en cause la souveraineté du Parlement, on a associé les citoyens en amont aux travaux. Le rôle du Parlement est-il d'avoir l'exclusivité de la réflexion sur le loi ? Non. C'est de la voter, de contrôler l'exécutif, il a un rôle plus large que celui de l'élaboration de la loi, même si l'on voit cela en premier. Donc pour moi, il n'y a pas de remise en cause de ce qu'est la démocratie représentative, que ce soit au niveau local ou national. C'est un appui. Pourquoi ne demanderait-on pas aux gens "On va faire une ligne de tramway, qu'en pensez-vous ? où la faire passer ?" On peut cadrer le débat. Si certains disent "on n'en veut pas", c'est à l'élu de convaincre. Même si l'on ne consulte pas les gens, l'opposition à un projet existe. Avec la démocratie participative, on peut engager un dialogue en amont et intégrer dans la réflexion des choses auxquelles on n'aurait pas pensé, des idées nouvelles... ce qui crée un lien beaucoup plus fort entre la décision qui sera prise et les citoyens. Ils auront le sentiment qu'on a écouté tout le monde et mené un travail de réflexion collective. Cela oppose une intelligence collective à une espèce de rapport distancié où certains réfléchissent pour d'autres. Je pense qu'il y a une peur de perte de contrôle des élus.
-Dans beaucoup de communes on prépare le budget 2023, dans un contexte tendu lié à l'inflation. Certains font le choix d'associer les citoyens sur les arbitrages à mener. Mais les citoyens peuvent-ils contribuer sans maitriser tous les éléments (masse salariale, coûts de maintenance, fonctionnement des services...) ?
C'est aux politiques de mener ces éléments dans le débat et de les faire entendre. Il ne faut pas renoncer par avance à la complexité. Et il faudra bien fournir ces éléments : si on choisit de fermer une médiathèque plutôt qu'un centre d'action sociale, il faudra répondre et expliquer à ceux qui demanderont de justifier ce choix. A tout prendre, il vaut mieux l'expliquer avant. Le digital permet aujourd'hui de mettre noir sur blanc tous les éléments du débat. On peut aussi, par des procédés digitaux, contraindre les gens qui veulent participer aux débats à consulter les documents, ou au moins qu'ils sachent que ces documents existent. On peut modérer le débat de façon à supprimer les points non étayés ou purement réactifs. La démocratie participative, ce n'est pas le n'importe quoi. Il y a des outils, un savoir-faire, et il existe aujourd'hui une vraie expertise. C'est plutôt la méconnaissance des élus qui suscite ce genre de réaction. Pour moi, le seul biais est que l'on va créer des "citoyens spécialisés" dans certains domaines, et qui vont peut être accaparer la consultation.
- Mais les outils sont parfois limités en utilisation ; certains ne permettent pas, par exemple, de limiter les réponses à un quartier, ou une ville, ce qui peut fausser les réponses. On voit aussi des réseaux militants se mobiliser pour altérer les résultats d'une consultation locale.
Il peut y avoir le risque d'une instrumentalisation politique d'un enjeu local. Mais cela a toujours existé avant, pendant, et après la décision. C'est une discussion qu'il faut avoir avec les éditeurs de ces outils, pour affiner et permettre d'avoir des outils plus efficaces. Cela dit, le détournement d'une consultation en ligne est assez difficile: on la craint, mais elle se produit en réalité assez peu. On peut voir par exemple les craintes de fraude exprimées avant les primaires écologistes ou d'autres partis, au final c'est resté marginal. On peut avoir ce type de mobilisation sur des sujets extrêmement politiques, qui sont plus compliqués à mettre en œuvre via la démocratie participative, comme les sujets liés à l'immigration, à des décisions plus idéologiques. Il y a certainement des sujets qui se prêtent moins à la démocratie participative.
Mais la consultation ne se substitue pas au vote. Il faut bien distinguer "participation" et "vote". C'est une préparation au vote. Des idées peuvent apparaitre, modifier un texte de loi, apporter des choses à la décision locale, mais ce n'est pas un outil parfait. C'est pourquoi, selon moi, cela ne remet pas en cause la démocratie participative. C'est un outil en plus. On ne va pas faire voter un texte sur internet, en tous cas pour l'instant. Il est important que le politique garde la main. Les citoyens participent à la décision le plus possible, mais après le politique garde sa responsabilité.
On a la génération de Français la plus éduquée, apte à comprendre les décisions qu'on lui soumet ; ils savent utiliser les outils numériques mieux que leurs élus, et beaucoup ont envie de participer à la décision. Il y a d'un côté des électeurs qui considèrent que les élus sont déconnectés de la réalité, même au niveau local, et font partie d'une élite détestable. Et beaucoup d'élus considèrent que leurs électeurs représentent une masse sous-éduquée et dangereuse. C'est la réalité de la situation. Il faut changer de regard sur les électeurs si on veut espérer que les électeurs changent de regard sur leurs élus. Chacun doit faire la moitié du chemin.
Propos recueillis par Fabrice Pozzoli-Montenay
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